MICHEL ONFRAY Décoloniser les provinces
Fiche de lecture
Michel Onfray a écrit cet ouvrage en 2017 avant les présidentielle. Il y fait longuement un constat, une critique acerbe de la politique politicienne et jacobine qui paralyse le pays. J’ai noté ici tous les passages qui peuvent nous intéresser et qui rejoigne notre pensée ou s’en approche. Il y a aussi beaucoup de référence intéressante sur des auteurs, des penseurs qui promotion le fédéralisme communautaire. Il y évoque aussi la Suisse. j'ai joint ici un document pdf (2ème fichier) pour pouvoir l'imprimer et le lire confortablement.
Décoloniser les provinces propose d’en finir avec le modèle jacobin, centralisateur et parisien, parce qu’il a montré ses limites. Voter aujourd’hui, c’est choisir les modalités de son aliénation ; on peut ne pas vouloir trancher entre la peste et le choléra. Car il existe une façon de se sortir de cette mécanique démocratique lavée, épuisée, éreintée et confisquée par les professionnels de la politique : l’avènement du citoyen actif, le mandat impératif, le communalisme libertaire, l’autogestion sur le terrain, ce que Proudhon nommait « l’anarchie positive » parce que concrète, constructive et pragmatique. (p10)
Ni Dieu, ni maître de Daniel Guérin, une anthologie de textes anarchistes avec une brève présentation des acteurs de cette formidable geste européenne. Dans ce fort volume, on dispose d’une bibliothèque de cette pensée marginale, oubliée (p14)
Le gouvernement peut être centralisateur, jacobin, transcendantal et tomber du ciel des idées platoniciennes ou marxistes – c’est tout comme, Hegel ayant effectué la liaison entre l’auteur de la République et celui du Capital. Dans ce cas-là, il a besoin d’un État policier, d’une soldatesque aux ordres, d’une mythologie mobilisatrice, d’une religion civique à même d’obtenir l’agenouillement citoyen, d’un peuple soumis, pour son bien, aux décisions du chef de l’État, roi de droit divin. Depuis le triomphe des Jacobins en 1793, nous vivons dans cette configuration politique.Mais le gouvernement peut être décentralisateur, girondin, immanent et monter de la terre des hommes. Dans ce cas-là, il n’a pas besoin d’un État policier, mais d’un État libertaire qui garantisse les libertés ; il n’a pas besoin d’une soldatesque, mais d’un ordre discuté dans des Maisons du Peuple, contractuel et synallagmatique (p15)
Michel Onfray se présente comme socialiste libertaire et ainsi loin des socialismes proposés sur le marché médiatique contemporain: ni socialisme libéral ou synonyme socialisme social-démocrate, version hypocrite et bureaucratique du capitalisme ou en tous cas produisant les mêmes effets, ni socialiste robespierriste fondé sur la violence et la terreur, ni maoïste, ni gauchiste, ni marxiste, ni communiste, ni strotkyste. Il se réfère beaucoup à Proudhon mais aussi à Kopotkine et Bakounine et aussi Max Stirner (Mikal le site longuement dans l’entrée 213 ainsi qu’en 214.1 - Ginès fait référence à lui aussi). résumé de la page 23
La pensée girondine n’a jamais voulu le fédéralisme comme instrument destiné à faire éclater la République, contrairement à la légende répandue par les Jacobins, mais comme une autre modalité de l’organisation politique qui ne fasse pas d’une poignée de politiciens concentrés à Paris, dans un club, l’horizon indépassable de la démocratie. p53
Dans son Histoire politique de la Révolution française, Alphonse Aulard écrit : « La politique des Girondins tendait à établir un régime normal (sic) où les départements auraient la même influence légale que Paris. » On n’a jamais mieux et plus brièvement défini ce que fut la politique girondine. p54
Si, aujourd’hui, tant de Français aiment la politique mais détestent autant les politiciens, c’est parce qu’ils ont compris, même confusément, que la formule centralisatrice et jacobine du pouvoir a fait son temps alors qu’aucun homme politique qui se présente à l’onction du suffrage universel ne la récuse. Aucun.Et pour cause : une fois élu, cette formule étatique assure au président de la République un statut de monarque comme nulle part ailleurs – sinon dans des pays où la démocratie ne fait pas la loi. Le jacobinisme assure la permanence de la monarchie avec un homme transformé en César que rien ne peut atteindre sous prétexte qu’il serait sacré et consacré, ondoyé et lustré par le suffrage. p54
La capitale a sucé le sang des régions comme un vampire celui de sa victime. Les choses n'ont pas changé : les talents nés en province n'ont d'autre destin pour exister que de monter à Paris,comme on monte au ciel,alors que,dans le même temps on descend en province,comme on se rend aux enfers. p70
La taille compte pour beaucoup : le village est gouvernable ; la grande ville l’est moins ; la mégapole ne l’est plus. Quel sens y a-t-il à continuer de vider les campagnes, à tuer les villages, à les transformer en dortoirs, dans les meilleures hypothèses, en cimetières, dans les pires ? p72
Quand ici ou là des régions revendiquent leur autonomie, elles le font la plupart du temps sur le mode jacobin en supprimant les parlers et patois locaux au profit d’une langue unique décrétée langue régionale par leur Comité de salut public bien peu girondin. Elles détestent la capitale parisienne, mais elles veulent une capitale qui lui ressemble ; elles détestent le nationalisme français, mais elles se revendiquent nationalistes quand même. Qu’on veuille réaliser le girondisme en province avec les mots, les méthodes et les moyens des jacobins s’avère une triste farce qui montre combien le schéma centralisateur est intégré et produit des réactions pavloviennes ! p76
Contre la politique urbaine qui manque d’urbanité, il faut réhabiliter une politique des provinces construite sur un communalisme qui permet des fédérations jusqu’au degré des régions. La décentralisation ne doit pas en rester à ce qu’elle est, à savoir une charge dont l’État se défait pour en écraser la région comme une mule – la gestion des collèges, des lycées, des routes, du traitement des eaux. Elle doit devenir l’occasion d’un pouvoir direct véritable qui vise une réelle autogestion des provinces dans le cadre d’une nation où l’État n’est pas le père Fouettard jacobin, mais la garantie girondine d’une confédération des régions.Proudhon raconte tout cela très bien dans "Du principe fédératif". p77
Pour réaliser ce projet, il faut donc : organiser une proportionnelle intégrale pour que tous soient représentés ; refuser le cumul des mandats ; imposer un mandat sans renouvellement pour éviter que la mandature soit consacrée à travailler à la réélection ; agencer une construction d’emboîtages dont la cellule première est communale et dont les cellules suivantes sont départementales et régionales ; activer des communautés de communes avec mandats impératifs qui permettent de démettre en cours de route ceux qui n’honorent pas la mission qui leur a été confiée ; constituer un parlement national avec des élus des parlements régionaux qui décident des affaires qui les concernent.Autrement dit : vouloir une authentique autogestion avec un communalisme libertaire à la base ; confédérer les provinces dans un État girondin garantissant le caractère fédéral des décisions populaires. p78
: « Tout peuple qui ne consent pas librement aux lois sous lesquelles il vit est esclave. Le consentement aux lois et le consentement de tout le peuple a toujours eu lieu chez toutes les nations libres. Abbé Claude Fauchet 1789. p79
D’aucuns diront que la solution girondine et locale, départementale et régionale existe déjà car c’est le maillage administratif français ; et ils auront en partie raison. Il y a en effet des communes, des communautés de communes, des cantons, des arrondissements, des départements, des régions et, à chacun de ces niveaux, des élections et des élus.Mais il manque une réelle autonomie à ces instances. La commune, qui est le premier échelon, ne dispose pas de grands pouvoirs. La logique verticale consubstantielle au jacobinisme fait que l’instance supérieure prend toujours la main. p84
Le communalisme devrait permettre que les lois qui régissent un marché de village ou de ville moyenne ne relèvent plus des bureaux de Bruxelles mais de décisions locales ou départementales. Le technocrate urbain qui n’a jamais vu un fromage de chèvre ailleurs que sous vide dans son supermarché ou chez son fromager bobo n’a pas à légiférer sur sa vente dans un marché de village des Pyrénées. p86
Le jacobinisme français a exporté son schéma centralisateur et étatique partout sur la planète. Le découpage colonial de l’Afrique en nations a été effectué selon ce principe, et ce, au détriment des ethnies qui sont les véritables cellules de base politiques, avec leurs organisations, leurs chefferies, leurs traditions, leurs coutumes, leurs langues. Les États africains conçus par des politiques formatés à l’idéologie parisienne coupent des ethnies en morceaux. Certaines, explosées, s’étendent même parfois sur plusieurs États de type jacobin…Les boucheries de la guerre d’Algérie auraient pu n’avoir pas lieu si le projet antijacobin et fédéraliste formulé en mars-avril 1958 par Albert Camus dans l’avant-propos d’Actuelles III avait été entendu : il militait alors pour « une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliés à la France ». p87
Camus proposait de penser l’organisation politique à partir du « douar-commune ». Dans Misère dans la Kabylie, il souhaitait en effet réaliser « au cœur du pays kabyle une sorte de petite république fédérative inspirée des principes d’une démocratie vraiment profonde. p87
Le jacobinisme n’aime pas la commune qui est l’unité de base organiciste parce qu’il préfère l’abstraction intellectuelle et conceptuelle de la Nation qui nie la vivacité communale pour en faire la pièce morte d’un puzzle national qui, seul, aurait droit de vie. La Nation est une idée ; la commune, une réalité. p 88
La Suisse dispose par exemple d’une très ancienne tradition communaliste. C’est elle que voulut briser la Révolution française dans sa formule jacobine quand la France envahit la Suisse en 1798 et proclame la République helvétique « une et indivisible » avec un Directoire de cinq membres nommés par Paris pour appliquer la politique… décidée dans la capitale française ! Les fédéralistes suisses partisans de l’autonomie cantonale s’opposent alors aux nationalistes jacobins au point qu’une guerre civile en découle. En 1803, la Suisse redevient, pour le rester, un État confédéral formé d’États souverains. En 1815, avec la chute de Napoléon, autre jacobin emblématique, les cantons augmentent leur souveraineté. C’est à cette époque que ce pays qui refuse la formule jacobine de l’État centralisateur et conquérant opte pour la neutralité – une autre idée que nous pourrions emprunter à la Confédération. p 88
Dans la Capacité politique des classes ouvrières, Proudhon formule sa règle politique en partant de l’immanence communale : « La commune est par essence, comme l’homme, comme la famille, comme toute individualité et toute collectivité intelligente, morale et libre, un être souverain. En cette qualité la commune a le droit de se gouverner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes, de disposer de ses propriétés et de ses revenus, de créer pour sa jeunesse des écoles, d’y installer des professeurs, de faire sa police, d’avoir sa gendarmerie et sa garde civique ; de nommer ses juges, d’avoir ses journaux, ses réunions, ses sociétés particulières, ses entrepôts, sa banque, etc. La commune, en conséquence, prend des arrêtés, rend des ordonnances : qui empêche qu’elle aille jusqu’à se donner des lois ? » Puis, plus loin, toujours à propos de la commune : « Elle discute publiquement, au sein du conseil municipal, dans ses journaux et dans ses cercles, tout ce qui se passe en elle et autour d’elle, qui touche à ses intérêts et qui agite son opinion. Voilà ce qu’est une commune : car voilà ce qu’est la vie collective, la vie politique. » p 89
Ce conseil et ce communalisme libertaire ont une histoire, c’est celle qui, du Testament de Jean Meslier au début du XVIIIe siècle au Municipalisme libertaire de Murray Bookchin au XXe siècle, en passant par Du principe fédératif de Proudhon au XIXe siècle, traverse le temps en contre-histoire girondine de la démocratie. Elle permet à John Holloway de publier en 2002 un livre dont le titre est aussi un manifeste : Changer le monde sans prendre le pouvoir. Il s’agit là d’un archipel libertaire totalement indépendant de la tradition anarchiste du XIXe siècle trop souvent marquée par le marxisme, dont elle ne se distingue souvent que sur les moyens. La révolution autoritaire, sanglante, armée, barbelée, militarisée laisse place à une autre formule : libertaire, contractualiste, pacifiste, délibérante.Ce contre-pouvoir des Multitudes s’oppose au pouvoir de l’Un qu’est l’État dont la machinerie se trouve à Paris. p90
Je ne veux pas que Paris, dirigé par des intrigants, devienne dans l’empire français ce que fut Rome dans l’empire romain. Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt-troisième d’influence, comme chacun des autres départements. (Lasource - Girondains guillotinés). p91
Cette situation de domination de Paris sur la province, de la capitale sur les régions, des Jacobins centralisateurs sur les Girondins décentralisateurs, s’inscrit dans le droit fil de la centralisation monarchique qui fait la loi depuis les rois capétiens. La Révolution française était plus révolutionnaire dans sa formule girondine que dans sa formule jacobine… p92
Dans cette nouvelle configuration (girondine) , Paris cesse d’être capitale pour devenir ville fédérale. p92
La politique ne doit plus être l’affaire de quelques-uns qui décident pour tous, mais l’affaire de chacun décidant de son destin avec tous. C’est par la fraternité que la liberté, qu’aime tant la droite sans l’égalité, et l’égalité, qu’aime tant la gauche sans la liberté, prennent tout leur sens. p97
Je n’ignore donc pas qu’on pourra m’objecter que la centralisation jacobine produit, certes, tel ou tel tyran, mais en quantité limitée, alors que la décentralisation girondine les multiplierait : détrôner un roi à Paris pour multiplier les trônes en province pourrait être un risque.Mais le risque disparaît quand on redonne au peuple la capacité à contrôler ceux qui, sans cela, deviendraient des tyranneaux. p99
j’ai expérimenté les délices du pouvoir personnel des élus et de leur toxicité parce qu’il n’était pas contrebalancé par ce que le philosophe Alain nomme « le pouvoir contrôleur ». p100
C’est un fait entendu, nombre d’élus n’aiment pas tant leurs électeurs que le pouvoir qu’ils ont sur eux et la jouissance qu’ils tirent de cet exercice qui assure puissance et visibilité, courtisanerie et adulations, honneurs et reconnaissance, avantages divers et multiples, dont l’érotisation induite, dit-on, par la fonction, ce qui permet à la prédation sexuelle de s’y exercer avec plus de facilité. p100
Le philosophe Alain: « Il faut limiter, surveiller, contrôler, juger ces terribles pouvoirs ; car il n’est point d’homme au monde qui, pouvant tout et sans contrôle, ne sacrifie la justice à ses passions. »Le pouvoir contrôleur, c’est l’exercice du mandat impératif ; c’est la délibération permanente et le vote qui la suit ; c’est la délégation sur le seul temps que dure la représentation ; c’est la restitution du mandat quand la représentation n’est pas ou plus ; c’est la multiplication des assemblées délibératives ; c’est la création et l’animation de parlements des idées ouverts à tous ; c’est la démocratie directe autant que faire se peut. p101